Intervention de Claire Mouradian

Réunion du 15 décembre 2016 à 13h45
Mission d'information sur les relations politiques et économiques entre la france et l'azerbaïdjan au regard des objectifs français de développement de la paix et de la démocratie au sud caucase

Claire Mouradian, directrice de recherche au CNRS, et de M. Stéphane de Tapia, directeur du département d'études turques de l'université de Strasbourg :

En 1918-1920, lors des premières indépendances, après des guerres territoriales entre les trois républiques, la Russie a fini par définir les frontières avec la Turquie dans un accord conclu en 1921 entre Mustafa Kemal et Lénine, qui n'étaient alors, ni l'un ni l'autre, reconnus par la communauté internationale. Ils ont tenté d'empêcher les Alliés franco-britanniques victorieux, de se mêler des frontières de la région, disputées par les nouveaux États indépendants, soit, comme je le disais, au nom du principe ethnique, soit au nom du principe administratif précédent, chacun utilisant les arguments qui lui paraissaient les plus favorables.

Lors de la soviétisation, les frontières intérieures sont délimitées en fonction non seulement du rapport de force issu des guerres mais aussi de l'intérêt de la révolution, qui est alors de séduire lesmusulmans. Ainsi, l'Azerbaïdjan, soviétisé en avril 1920, accueille dès septembre, à Bakou, le premier Congrès des peuples de l'Orient, le troisième congrès del'Internationale communiste. Il s'agit alors, pour les bolcheviks, de témoigner de leur intérêt pour le monde musulman et d'agiter les colonies musulmanes contre les empires : russe, en Asie centrale ; britannique, en Inde (dans l'actuel Pakistan), et français.

Selon moi, les conflits actuels sont plutôt « post-coloniaux » ou « post-impériaux » qu'ethniques. Ils s'appuient, en effet, soit sur une argumentation ethnique, archéologique et historique, pour les Arméniens – les premières églises datent du ive et du ve siècles, alors que les premières mosquées n'apparaissent qu'à la fin du xviie siècle et datent principalement du xixe siècle –, soit sur une argumentation économico-administrative en allant jusqu'à effacer les traces de la présence ancienne de l'adversaire.

Pendant la période soviétique, l'Azerbaïdjan a vécu au même rythme que les autres républiques nationales, subissant les mêmes influences et les mêmes politiques centrales : purges, terreur, économie étatisée... La République socialiste d'Azerbaïdjan a peut-être fait montre d'une plus grande loyauté envers Moscou, du fait notamment de la présence d'une population russe assez importante liée à l'industrie pétrolière. Par ailleurs, elle n'a pas été trop maltraitée en raison de la politique musulmane de Moscou, même si les révolutionnaires étaient plus nombreux chez les voisins géorgiens et arméniens. Les Azéris se rattraperont cependant par la suite. Ainsi, Heydar Aliev sera chef du KGB en Azerbaïdjan, puis Premier secrétaire du Parti communiste de cette république, et enfin membre du Politburo sous Brejnev ; il perdra la faveur du centre sous Gorbatchev.

Pendant la période soviétique, les républiques utilisèrent les minces marges d'autonomie dont elles disposaient dans l'application des directives centrales entre autres pour se débarrasser de leurs ethnies « encombrantes ». Ce fut le cas aussi bien en Géorgie qu'en Arménie et en Azerbaïdjan, même si, plus dispersés, les Arméniens étaient davantage exposés aux répressions. Un de mes collègues démographes a ainsi montré qu'au goulag, ils étaient deux fois plus nombreux que les Géorgiens et les Azerbaïdjanais.

Lors de la Perestroïka, l'Azerbaïdjan entrera plus tardivement dans le mouvement de démocratisation et d'émancipation nationale, et ce mouvement s'en prendra d'abord aux Arméniens revendiquant le rattachement du Karabagh à l'Arménie, avant de se tourner contre le pouvoir soviétique central. Celui-ci laissera des pogroms se dérouler à Soumgaït, Kirovabad et Bakou mais réagira, lors du « Janvier noir », lorsque la foule s'en prendra au siège du comité central. Cet épisode illustre l'ambiguïté du pouvoir soviétique qui, comme les régimes précédents, a joué un nationalisme contre l'autre. Ce fut aussi le cas lors de la révolution de 1905 au Caucase, ce qui fit dériver les conflits sociaux vers des conflits interethniques, lors de la soviétisation et hâta la victoire de l'Armée rouge, et à la fin du régime. Et, selon moi, c'est encore vrai actuellement : l'attitude de Moscou est supposée favorable aux Arméniens, mais cela peut se discuter.

Ayant lu les comptes rendus des auditions précédentes, je souhaiterais apporter une rectification concernant les territoires dits occupés de l'Azerbaïdjan. On parle toujours de 20 %. Or, la superficie de l'ensemble des districts concernés est de 7 500 kilomètres carrés, soit, même si l'on y ajoute les 4 400 kilomètres carrés du Haut-Karabagh, 14 % du territoire. Quant à la population déplacée, on parle d'1 million de personnes. Mais, si l'on ajoute les 160 000 Azéris d'Arménie à la population totale des districts en question telle qu'évaluée en 1989, on arrive à 600 000 ou 620 000 personnes. Certes, ce sont autant de malheureux, mais il me semblait important d'apporter cette rectification. Par ailleurs, les 475 000 Arméniens d'Azerbaïdjan, notamment de Bakou, ont également tous été chassés, sauf ceux du Haut-Karabagh.

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