Intervention de Alain Bocquet

Réunion du 25 janvier 2017 à 9h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Bocquet, rapporteur :

C'est un plaisir de siéger au sein de la commission des finances, c'est la seule que je n'avais pas visitée en trente-neuf ans de présence dans cette maison !

En matière d'évitement fiscal, les scandales se suivent et se ressemblent. Après les affaires Swissleaks, Luxleaks, les affaires UBS et HSBC et les Panama Papers, ce sont les Football Leaks qui rythment désormais l'actualité.

C'est quotidiennement que l'on parle d'évasion fiscale, et ce fut encore le cas avec l'ubuesque procès des Wildenstein, qui doivent au bas mot 500 millions d'euros aux services fiscaux mais viennent de bénéficier d'une relaxe confondante. Dans le même temps, des lanceurs d'alerte comme Antoine Deltour, qui ont révélé la vérité sur des pratiques illicites et ont même fait gagner de l'argent au fisc, sont poursuivis.

La lutte contre l'évasion et l'optimisation fiscales est donc au coeur des débats, mais malgré d'indéniables avancées législatives ou réglementaires, les réponses concrètes et efficaces tardent à venir. Ayant commis un rapport avec notre collègue Nicolas Dupont-Aignan en 2013 dans le cadre d'une mission d'information, qui s'intitulait : « Lutte contre les paradis fiscaux : si on passait des paroles aux actes », et venant de publier l'ouvrage : « Sans Domicile Fisc » avec mon sénateur de frère, rapporteur de multiples commissions d'enquête au Sénat sur l'évasion fiscale, j'ai proposé au groupe GDR de déposer une proposition de résolution européenne que nous examinons aujourd'hui, et dont la principale mesure est d'instaurer une Conférence des parties (COP) de la finance et de la fiscalité mondiales. Cette proposition a été adoptée à l'unanimité par la commission des affaires européennes le mardi 17 janvier.

Le consentement à l'impôt, et son égale répartition entre les citoyens et entre les entreprises, sont au coeur du processus démocratique. Selon l'ancien secrétaire d'État américain Henri Morgenthau, « l'impôt est le prix à payer pour une société civilisée ». Il permet en effet la levée et l'allocation des ressources, la redistribution permettant de combattre les injustices et de conduire les politiques publiques décidées par la nation ou par ses représentants.

Cependant, sous l'effet conjugué de la mondialisation et de la concurrence fiscale entre États – qui s'intensifie – l'évitement fiscal, qui inclut aussi bien la fraude que l'optimisation et l'évasion fiscales, s'est largement propagé. Si ces mécanismes touchent une proportion réduite des particuliers, les grandes entreprises pratiquent l'évasion fiscale à un niveau industriel, privant bien souvent les États développés comme ceux en développement des ressources nécessaires pour lutter contre la pauvreté et investir dans la santé, l'éducation et l'emploi.

En effet, entre 1980 et 2013, si les bénéfices nets déclarés par les plus grandes entreprises du monde ont plus que triplé en termes réels, passant de 2 000 à 7 200 milliards de dollars, cette augmentation ne s'est pas traduite par une hausse correspondante des contributions fiscales des entreprises. Au contraire, selon l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les recettes que les pays collectent via l'impôt sur les sociétés ont chuté de 3,6 % à 2,8 % du PIB entre 2007 et 2014, sous l'effet de l'évasion mais aussi de la concurrence fiscale qui pousse les États à baisser le niveau de leur imposition.

Cette tendance ne s'essouffle pas, bien au contraire. Elle prend des proportions inouïes et inquiétantes comme l'illustrent les promesses de campagne du président Trump, qui tendent à faire des États-Unis un paradis fiscal. Il a annoncé vouloir baisser l'impôt sur les sociétés de 35 % à 15 % et faire appel aux repentis fiscaux, qui détiennent 2 200 milliards de dollars de fonds à l'étranger, pour qu'ils rapatrient ces sommes à un taux d'imposition de 10 %.

Le Royaume-Uni menace de faire de même si l'Union européenne n'entend pas ses exigences dans le cadre du Brexit : « Chacun pour soi et Dieu pour tous ! ». Il y est prévu de réduire l'impôt sur les sociétés à 18 %, bientôt 15 %. Tout est tiré vers le bas, comme le disait hier la représentante d'une organisation non gouvernementale (ONG) qui participait à une réunion de concertation en vue de cette réunion et de la niche parlementaire réservée au groupe de la Gauche démocrate et républicaine.

En matière d'évitement fiscal, l'ingénierie et l'opacité prospèrent et permettent des schémas d'optimisation ou de fraude d'une sophistication extrême, exonérant les contribuables concernés de tout ou partie de leurs obligations fiscales.

En dépit des avancées, réelles, accomplies ces dernières années en matière de coopération fiscale entre les États, notamment le plan d'action base erosion and profit shifting (BEPS) sous l'impulsion de l'OCDE, nous restons au bord du précipice. Les États demeurent en effet assez largement impuissants pour lutter contre l'évitement fiscal, quand ils ne sont pas eux-mêmes complices des stratégies d'évitement.

La présence de paradis fiscaux, qui lessivent aussi l'argent sale de la mafia, de la drogue, du trafic d'armes, de la prostitution et même du terrorisme, et l'existence d'une concurrence fiscale exacerbée conduisent à une situation dommageable pour tous les acteurs, à l'exception notable des groupes multinationaux et des individus les plus fortunés. En ce sens, l'évitement fiscal correspond pleinement à une situation de passager clandestin qui rompt l'égalité de traitement et fragilise la cohésion de nos sociétés.

Peut-on continuer plus longtemps à accepter la réalité que vient de révéler l'ONG OXFAM à la veille du sommet de Davos ? Huit privilégiés de la fortune possèdent autant que la moitié la plus pauvre de la population du monde, c'est-à-dire 3,6 milliards de personnes. Pour atteindre cette proportion, il fallait 62 de ces privilégiés en 2015 et 388 et 2010.

L'évasion fiscale représente des sommes considérables : 1 000 milliards d'euros annuels au niveau de l'Union européenne ; 60 à 80 milliards d'euros pour la seule France. Le coût pour les pays en développement serait même 30 % plus élevé.

Il est donc indispensable de renforcer la coopération fiscale entre tous les États et d'améliorer le cadre de la gouvernance mondiale.

C'est la raison pour laquelle nous pensons que la France doit proposer la tenue d'une Conférence des parties de la finance, sur le modèle de la COP en matière environnementale. Comme pour les changements climatiques, l'urgence est là en matière financière. Cette Conférence des parties permettrait d'avancer de manière simultanée et internationale sur plusieurs chantiers, tels que la définition des paradis fiscaux, la régulation des conventions et des rescrits fiscaux, la protection des lanceurs d'alerte et le soutien à la reconversion des économies qui tirent l'essentiel de leurs ressources de leur statut de paradis fiscal.

Cette grande Conférence des parties devrait, en outre, se tenir sous l'égide de l'Organisation des Nations unies (ONU), restée jusqu'à présent trop en retrait de cette question au profit d'organisations moins représentatives des pays en développement telles que l'OCDE, le G7, le G8 ou le G20. Elle pourrait également conduire à la création d'une organisation mondiale de la finance qui reprendrait certains traits de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), à commencer par l'organisation de cycles réguliers de négociations, l'évaluation régulière des progrès obtenus et la définition de sanctions en cas de comportement non coopératif persistant de la part de certains acteurs. Il est très clair que nous voulons aujourd'hui réunir tout le monde autour de la table.

La France, par sa stature internationale et européenne, par la force et la compétence de sa diplomatie et de son administration fiscale, a de nombreux atouts pour lancer ce mouvement. Il y va de notre capacité à lutter contre les nombreux dérèglements du monde qui portent atteinte à notre idéal démocratique, à la paix comme à notre sécurité.

Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) vient tout juste d'adopter très largement un avis dans le même sens. Une telle COP fiscale serait l'embryon possible d'un service public mondial de maîtrise et de connaissance de l'activité des multinationales, pour viser le bien commun partagé. Surtout quand on sait, mes chers collègues, qu'à peine 2 % des transactions financières reposent aujourd'hui dans le monde sur l'économie réelle quand 98 % sont purement spéculatives. C'est très périlleux et c'est à nous d'avancer aujourd'hui !

Dans le détail, la proposition de résolution européenne que nous vous présentons aujourd'hui insiste sur la nécessité de parvenir à une définition large, objective, effective et sans exception de la notion de paradis fiscal. Il est également nécessaire de poursuivre les efforts en matière de transparence fiscale. Il faut aller plus loin encore s'agissant des rescrits fiscaux. Enfin, un statut européen unique pour les lanceurs d'alerte doit être défini.

La volonté de créer cette COP est largement partagée par des experts, des représentants d'ONG, des syndicats, et le Comité économique, social et environnemental. La commission des affaires européennes a adopté cette proposition de résolution. Nous savons que cette démarche sera longue à mettre en place, mais c'est une réponse nécessaire pour amener cette finance folle, qui a pris le pouvoir, à la raison.

En cette fin de législature, notre Assemblée nationale peut faire oeuvre utile dans ce combat pour la justice sociale, la démocratie et la paix.

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