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Intervention de Jacques Lamblin

Réunion du 14 décembre 2016 à 9h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJacques Lamblin, co-rapporteur :

Avant toute chose, j'aimerais remercier l'ensemble des personnes que nous avons rencontrées au cours des travaux de cette mission. Les responsables militaires comme les grands dirigeants d'entreprises ont fait preuve d'une très grande disponibilité, ce qui témoigne combien cette oeuvre commune, la dissuasion, constitue un enjeu considérable pour ces hommes et ces femmes.

Comme l'a indiqué Jean-Jacques Bridey, les raisons de renouveler les moyens de la dissuasion sont ainsi multiples. S'il s'agit avant tout de traiter l'obsolescence, et d'adapter les forces nucléaires aux nouvelles menaces, le renouvellement des moyens de la dissuasion a également un intérêt économique et industriel, la dissuasion contribuant à la compétitivité de l'économie française, ainsi qu'à l'émergence de champions technologiques et industriels. S'il est difficile de quantifier les bénéfices économiques qui seront tirés du renouvellement de nos composantes, il est indéniable qu'ils seront importants, et dépasseront à long terme le coût budgétaire du renouvellement. Il y a donc aussi un intérêt économique évident à maintenir la dissuasion et à en renouveler les moyens.

Alors comment garantir que nous aurons les compétences technologiques et industrielles pour renouveler nos moyens de dissuasion dans les décennies à venir ?

Vous en conviendrez, il s'agit d'une question ambitieuse... Mais comme souvent, l'enjeu est au fond assez simple : il faut s'assurer du maintien sur notre territoire des compétences, ce qui implique une attention sur trois enjeux. Premier enjeu : assurer la sécurité d'approvisionnement ; deuxième enjeu : maintenir le tissu industriel français en portant une attention particulière à la chaîne de sous-traitance ; troisième enjeu : conserver les compétences techniques humaines, et identifier celles qui devront être maîtrisées demain.

S'agissant d'abord de la sécurité d'approvisionnement, elle concerne avant tout les matériaux de la dissuasion. Si la situation n'est pour l'heure pas inquiétante, il faudra au cours des prochaines années renouveler notre stock sur certains métaux et terres rares. L'exemple du tritium, qui n'est ni un métal ni une terre rare, est à ce titre intéressant. Sa demi-vie étant de douze années, la moitié de notre stock aura disparu dans douze ans. Il y également un enjeu sur la production d'uranium faiblement enrichi ou sur les stocks d'autres matériaux de l'enveloppe des têtes pour la rentrée atmosphérique. Si la situation est maîtrisée, notamment en raison de la vigilance permanente de la DGA, de la DAM et des industriels, il existe un léger risque lorsque la France est mono-sourcée. On peut penser à l'uranium extrait au Niger par exemple. Il faut donc opérer un suivi de la situation des mines libres d'emploi, dans le cadre de l'approvisionnement en matériaux nécessaires à la propulsion nucléaire par exemple, miser sur le recyclage, voire envisager la constitution de filières nationales en cas de doute sur la pérennité d'une source d'approvisionnement. La sécurité d'approvisionnement concerne également les composants, notamment électroniques, à l'heure où l'électronique embarquée est encore plus nécessaire pour améliorer la précision, et la pénétration des défenses. Il est légitime de craindre la disparition de la filière d'approvisionnement nationale en cas d'abandon par une entreprise comme ST Microelectronics ou Soitec de leur activité défense par exemple. C'est précisément ce type de menace qui nous amène au second enjeu : la vigilance à exercer sur les entreprises de la dissuasion, et en particulier la chaîne de sous-traitance.

La France dispose d'entreprises de niveau mondial, de toutes tailles, dont les sites sont répartis sur l'ensemble du territoire. Chacun connaît ici le rôle joué par DCNS, AREVA TA, Dassault Aviation, Airbus Safran Launchers, Thales ou MBDA. Mais derrière elles, on compte une myriade d'entreprises de taille intermédiaire ou de petites et moyennes entreprises dont l'importance est vitale pour le maintien de l'indépendance de notre dissuasion. Or, comme l'ont rappelé plusieurs acteurs industriels lors des auditions : la stricte suffisance n'est pas seulement conceptuelle ; l'outil industriel est aussi juste suffisant, et doit être préservé, protégé. Trois risques principaux pèsent sur les entreprises.

Le premier risque, c'est tout simplement l'abandon de l'activité défense. Dans certains cas en effet, la diversification des activités d'une entreprise peut entraîner une réduction de la part de son activité défense, et de l'importance de celle-ci au sein du chiffre d'affaires, au point de la voir abandonnée.

Le deuxième risque, c'est l'évolution non maîtrisée du capital. Au fil des années, on constate un intérêt grandissant des puissances étrangères pour les entreprises du tissu industriel français. On pense immédiatement aux acteurs chinois bien sûr, mais ne sous-estimons pas l'appétit américain. Parfois, des entreprises de taille intermédiaire peuvent être menacées. Deux exemples récents doivent nous faire réagir : la reprise par ArcelorMittal d'Industeel, spécialisé dans les aciers à haute résistance, utiles pour les coques des sous-marins ; et la reprise par General Electrics de Thermodyn, fournisseur historique de DCNS en turbines à vapeur pour la propulsion et l'alimentation électrique qui équipent aujourd'hui les SNLE et les SNA. Dans certains cas, des conventions ont été signées pour protéger l'État, mais comment garantir qu'elles seront toujours protectrices dans des années, ni même qu'elles existeront ? Comment être sûr que les entreprises elles-mêmes subsisteront ?

Troisième risque, enfin, la perte de compétences, intimement liée à la question des ressources humaines sur laquelle nous reviendrons dans un instant.

Face à ces risques, l'État n'est évidemment pas démuni. Mais nous pourrions « aller plus loin » pour protéger le tissu industriel français.

Première réponse, il est indispensable de cartographier les entreprises de la dissuasion afin d'être en mesure de suivre leur évolution et d'identifier les risques potentiels sur le maintien de l'indépendance de la dissuasion française. À l'heure actuelle, le travail de cartographie est mené de manière transversale par la DGA. De plus, les grands industriels ont tous développé des outils de veille de leur propre chaîne de sous-traitance. Comme l'a souligné M. Laurent Collet-Billon, délégué général pour l'armement, « l'attention sur le tissu industriel français est permanente ». La DGA s'assure, via différentes feuilles de routes – « sous-marins », « têtes nucléaires » « missiles », etc. –, du maintien de la base industrielle et technologique de défense. Toutefois, au travers des différents entretiens que nous avons menés, il semblerait que la vision globale du tissu industriel soit imparfaite. Il serait donc utile de mettre en place un réel système concentré de veille, alimenté par les données transmises par l'ensemble des industriels. En toute logique, un tel dispositif pourrait être placé sous la responsabilité de la DGA avec un objectif d'exhaustivité et de mise à jour permanente.

Deuxième réponse, il est indispensable de mener une réflexion sur le régime juridique des investissements étrangers en France. Sont déjà soumis à autorisation préalable du ministre de l'Économie les investissements en France qui relèvent notamment des activités de nature à porter atteinte aux intérêts de la défense nationale. Cet outil juridique, connu sous le nom de « législation IEF », permet concrètement de fixer des règles spécifiques pour empêcher la prise de contrôle d'une entreprise traitant de sujets sensibles, voire de procéder à un investissement direct dans l'entreprise. Si la législation française présente quelques garanties, elle demeure bien lâche au regard des prérogatives du Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis (CFIUS), qui permet d'interdire toute prise de participation étrangère au sein d'une entreprise américaine, dès lors que les intérêts nationaux sont en jeu. En l'état actuel, il faut le savoir, le droit européen ne permettrait pas de renforcer la législation française sur le modèle américain. Nous pensons donc qu'une action de sensibilisation des autorités européennes devrait être engagée en ce sens au moins pour le secteur de la défense nationale.

Troisième réponse, il convient de préciser et de conforter le rôle de l'Agence des participations de l'État et de Bpifrance. La puissance publique dispose en effet, via l'APE et la Bpifrance, de deux outils importants dans le dispositif industriel de la dissuasion. L'APE détient ainsi, de manière directe ou indirecte, des parts dans ASL, MBDA, DCNS, Thales, Airbus, Safran et AREVA TA, et a signé une convention avec le Groupe industriel Marcel Dassault (GIMD) pour protéger les intérêts de l'État en cas d'évolution du contrôle de cette entreprise. Mais l'APE intervient rarement, et procède à des investissements de long terme, d'un montant important, afin d'occuper une place d'actionnaire majoritaire ou tout au moins dominant. Il pourrait être utile d'inciter l'APE à prendre plus régulièrement des parts bloquantes dans des entreprises, ou d'intervenir y compris dans le cas d'une entreprise de taille plus petite, comme Thermodyn. Quant à elle, Bpifrance procède à des investissements de court terme, dans des PME ou des ETI, mais jamais dans l'optique de devenir actionnaire majoritaire ; ce n'est pas son rôle. Par ailleurs, lorsque Bpifrance intervient en fonds propres, c'est avant tout afin de participer à une augmentation de capital, ce qui n'est pas toujours adapté aux entreprises de la dissuasion pouvant être en situation délicate. Il conviendrait donc peut-être de revoir à l'avenir les conditions d'intervention de Bpifrance, afin d'en faire un moyen de soutenir les entreprises du monde de la dissuasion n'entrant pas dans le champ d'intervention de l'APE.

Quatrième réponse, nous soutenons pleinement la proposition formulée par le ministre de la Défense, la semaine passée, de créer un fonds d'investissement centré sur les activités de défense. Les modalités précises de fonctionnement d'un tel fonds restent évidemment à préciser, mais cette initiative nous semble pertinente, notamment pour investir dans le capital de certaines de ces PME, y compris pour aider ces entreprises à se développer.

Enfin, nous en venons à ce qui constitue pour nous le coeur des enjeux technologiques et industriels : le maintien des compétences humaines.

Les compétences nécessaires à la réalisation des programmes de dissuasion supposent une technicité forte, et sont difficiles à acquérir. Ceci s'explique notamment par le poids de l'expérience pour la maîtrise de savoir-faire techniques, partagés par un faible nombre de personnes. Il est donc indispensable d'identifier les compétences les plus critiques afin d'être toujours en mesure de les maîtriser car il s'agit de compétences, retenez la formule, « longues à acquérir, rapides à perdre et impossible à récupérer ». Le cas britannique, sur lequel nous pourrons revenir si vous le souhaitez, est à ce titre particulièrement éclairant.

S'agissant tout d'abord des ingénieurs, si chacun reconnaît la qualité de la formation, le principal défi consiste à les attirer vers le monde de la défense. De manière générale, les grands groupes parviennent à les attirer. Les structures de recherche, comme l'Office national d'études et de recherches aérospatiales (ONERA) ou le Centre national d'études spatiales (CNES), ont parfois plus de difficultés car elles ne peuvent s'aligner sur les salaires proposés par les acteurs privés. Certains domaines demeurent par ailleurs moins maîtrisés comme l'hydrodynamique et l'aérodynamique, les domaines de la pénétration et du guidagenavigation. De plus, la formation initiale pourrait être améliorée sur quelques points comme l'approche qualitéfiabilité sur des questions très concrètes – collage, vissage, soudage, connectique – ou la gestion de projet à l'international.

Les difficultés de recrutement sont en revanche criantes, et c'est là l'un des problèmes les plus importants, s'agissant des métiers technologiques et techniques. Combien de fois avons-nous entendu que l'« on ne sait plus souder en France » ? Des problèmes similaires existent pour les tourneurs, les câbleurs, les charpentiers de marine ou d'autres métiers de compagnonnage. Au-delà des lacunes de formation, les acteurs industriels de la dissuasion doivent également faire face à la concurrence d'autres secteurs industriels.

Enfin, ne doivent pas être négligés les métiers dits non techniques, qui contribuent au maintien de la posture opérationnelle : par exemple, le phasage de l'industrialisation, l'approvisionnement des pièces en temps et en heure ou l'organisation des périodes de grand carénage font appel à des compétences en matière de coordination et de planification de projet. Cette remarque nous a été faite par les dirigeants de DCNS.

Alors, comment garantir le maintien des compétences ?

D'abord, il convient d'identifier les compétences les plus critiques, ou celles dites orphelines, c'est-à-dire qui dépendent uniquement des programmes de dissuasion pour être entretenues.

Les industriels mènent évidemment leurs propres actions en interne. Ainsi, le suivi du maintien des compétences ingénierie en matière de propulsion nucléaire fait l'objet d'un comité spécifique au sein d'AREVA TA, où onze métiers « orphelins » sont recensés, qui a également mené un travail de cartographie des compétences. DCNS nous a présenté un système de suivi similaire, et tous les acteurs industriels de rang 1 se prêtent à cet exercice. Plus largement, le Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), via Campus Naval France, comme le Comité stratégique de la filière aéronautique, ont mis en place une série d'actions pour identifier les compétences critiques, valoriser les métiers de leurs industries et recruter des jeunes ou former des demandeurs d'emploi.

Par ailleurs, afin de pallier les manques de formation, les acteurs industriels ont développé leurs propres initiatives. Le lycée Airbus à Toulouse bien sûr, ou la récente « plateforme de formation à la mécanique industrielle de demain » lancée par Safran vont dans ce sens. De même, suivant le remarquable exemple d'Aérocampus, qui regroupe sur le site de Latresne des formations allant du bac pro au master pour remédier aux problèmes de formation des techniciens, une réflexion est actuellement en cours pour créer un « Naval campus », implanté sur plusieurs sites en Normandie et en Bretagne. Ces initiatives sont toutes à saluer, et doivent recevoir le soutien public, même si l'on peut regretter qu'elles viennent se substituer à l'Éducation nationale, défaillante en la matière. Ce constat est un argument de plus incitant à poursuivre les efforts engagés par le plan de relance de l'apprentissage, et de mettre un terme à la dépréciation des métiers industriels. Combien d'exemples avons-nous d'enseignants, ou de parents, détournant les élèves de formations techniques au motif que « l'usine, c'est pour les mauvais élèves » ?

Enfin, le maintien des compétences techniques comme la robustesse du tissu industriel reposent sur une exigence : la continuité des plans de charges, et le bon enchaînement entre les études et les phases de production.

Comme le soulignait le chef d'état-major des armées devant notre commission, le 6 mai 2014, « la dissuasion nucléaire est une histoire qui ne supporte ni les à-coups, ni les arrêts ». Pour maintenir l'outil industriel, il faut que le phasage programmatique tienne non seulement compte des besoins de remplacement évidemment, mais aussi du maintien de l'outil industriel et des compétences humaines, dont les performances contribuent à la crédibilité. En l'absence d'étude ou de programme de construction, il est très difficile pour une entreprise de maintenir les compétences en son sein.

Plusieurs programmes ont d'ores et déjà été engagés, nous l'avons dit en introduction. À plus long terme, il faudrait sûrement lancer une étude amont du successeur du porte-avions Charles-de-Gaulle, qui permettrait de pérenniser les compétences de conception juste suffisantes pour le soutien en service de toutes les chaufferies nucléaires. D'autres études pourraient être initiées comme par exemple, pour la composante aéroportée, sur le développement du standard F4 du Rafale.

La continuité des plans de charge est essentielle car la relance d'une activité est une phase délicate : quand on relance, il faut réembaucher, remonter la production et augmenter les cadences d'assemblage. Quatre types d'actions peuvent être engagés pour ce faire :

– conforter la dualité entre le civil et le militaire. L'exemple des missiles balistiques et des lanceurs Ariane est bien connu, mais cela vaut également pour la propulsion nucléaire et les réacteurs de recherche ;

– soutenir pleinement l'export, qui permet de soulager les équipes et les entreprises en cas de réduction de la demande nationale ;

– lancer les programmes d'études amont pour mobiliser les équipes en phase de trou de production ;

– continuer de privilégier la démarche incrémentale pour les systèmes d'armes, qui permet de maintenir en haleine les équipes, toujours contraintes d'améliorer les technologies existantes dans une architecture prédéfinie.

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