Intervention de Marcel Rogemont

Réunion du 26 octobre 2016 à 16h15
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarcel Rogemont, suppléant M Hervé Féron, rapporteur pour avis sur les crédits des programmes « Création » et « Transmission des savoirs et démocratisation de la culture » :

Je vais lire le texte de notre collègue Hervé Féron, et comme le disait à l'instant le président, la partition vaut le coup d'être lue.

La musique apparaît bien souvent comme le parent pauvre de la culture, tant les politiques culturelles l'ont négligée au cours des années passées.

L'abandon du Centre national de la musique (CNM), projet qui mettait pourtant d'accord la quasi-totalité de la filière, a été, à cet égard, emblématique. Outre cela, le manque de considération envers la musique, et notamment les musiques actuelles, a des racines profondes.

En 2006, c'est un exemple parmi d'autres, un rapport de l'Inspection générale des affaires culturelles (IGAC) soulignait la marginalisation historique des musiques actuelles au sein du ministère de la culture. Si l'on ajoute à cela la situation hégémonique de la langue anglaise, on comprend aisément que les grands sacrifiés de cette politique sont tout particulièrement les artistes émergents d'expression francophone, qui sont pourtant indispensables au maintien de la diversité culturelle. Il nous a paru essentiel d'appeler votre attention sur la situation de ces artistes menacés par une précarisation et un isolement rampants, afin de souligner la nécessité d'une stratégie publique globale et cohérente pour les aider à émerger et à se développer dans la durée au sein de l'écosystème musical.

Bien sûr, des efforts ont été consentis par les pouvoirs publics, notamment au cours de ce quinquennat. Le Gouvernement et les députés de la majorité ont agi en faveur d'une plus grande considération des musiques actuelles, avec la création du crédit d'impôt pour le spectacle vivant ou la mise en place du plan pour les scènes de musiques actuelles (SMAC) par exemple. Mais ces mesures demeurent de loin insuffisantes, surtout si l'on compare ce soutien avec celui qui est aujourd'hui accordé à la filière cinématographique.

Or les enjeux sont les mêmes, voire plus considérables encore. Il faut tout d'abord rappeler le poids économique conséquent de la filière musicale, qui génère plus de 10 % du chiffre d'affaire des industries culturelles et créatives et 240 000 emplois, soit deux fois plus que le secteur du cinéma. Le soutien aux artistes émergents doit, à cet égard, être considéré comme un investissement d'avenir.

Surtout, la musique et les artistes émergents d'expression francophone en particulier sont à l'origine d'une richesse qui ne se mesure pas. C'est non seulement du maintien de la diversité culturelle qu'il est question, mais aussi de la préservation du lien social vis-à-vis duquel les arts jouent un rôle fondamental. En accompagnant les musiciens novices qui chantent en français, c'est notre patrimoine culturel que nous abondons et sauvegardons pour les années à venir. Cela revient aussi à garantir la diffusion de notre langue dans le monde, alors que la francophonie représente déjà un enjeu majeur amené à prendre encore davantage d'ampleur dans un futur proche.

Nous avons insisté, dans le cadre de ce travail, sur l'importance du droit d'auteur et du statut des intermittents, qui participent de notre exception culturelle. Il faut les défendre en priorité : ce sont les fondations indispensables de toute stratégie visant à soutenir les artistes émergents d'expression française. Sans droit d'auteur, sans statut stable, comment des musiciens, à la situation fragile par définition, peuvent-ils espérer prospérer durablement ? Ce qui vaut pour préserver la prospérité financière du secteur de la musique en général, vaut encore plus pour les acteurs les plus fragiles de ce milieu. Quand bien même nous financerions de multiples dispositifs pour aider les jeunes artistes à se former, l'absence d'une rémunération équitable en retour de l'exploitation de leurs oeuvres les rendrait inopérants.

Il est difficile, aujourd'hui, de faire comprendre les principes du droit d'auteur et des droits voisins, tout particulièrement à la « génération du partage », expression sous laquelle on désigne les adolescents et jeunes adultes ayant grandi avec l'essor du numérique. La copie illicite est chez eux une pratique très répandue, et elle s'accompagne d'idées fausses sur le droit d'auteur, qui sont également présentes au sein de la Commission européenne, où l'on considère souvent le droit d'auteur comme un « obstacle » au grand marché numérique. Nous devons cependant être très prudents, car les conséquences d'un « détricotage » du cadre européen sur le droit d'auteur pourraient être extrêmement graves. L'exemple de l'Espagne, cité dans ce rapport, est particulièrement révélateur des conséquences que peut avoir la destruction du système de rémunération pour copie privée.

Au-delà des dangers qui pèsent sur les artistes émergents en raison de la remise en question du droit d'auteur, le rapporteur a cherché à comprendre les difficultés nouvelles auxquelles sont confrontés les jeunes artistes. Dans cette perspective, les auditions ont été extrêmement utiles pour prendre la mesure des évolutions de l'écosystème musical et de la façon dont elles impactent les trajectoires d'émergence.

Ces dernières ont évidemment été bouleversées par l'essor d'internet. Le web a pu les rendre à la fois plus rapides et plus indépendantes vis-à-vis du support physique que par le passé. Il suffit parfois d'une vidéo rencontrant le succès sur YouTube pour voir sa carrière décoller, de nombreux labels s'empressant de « signer » l'artiste s'étant ainsi fait remarquer. Mais de tels cas, mentionnés dans le rapport, s'ils ont un fort retentissement médiatique, ne sont finalement pas si fréquents. En effet, pour un artiste parvenant à percer grâce à internet, combien stagnent et ne parviennent pas à être entendus, faute d'un nombre de « vues » suffisant ?

Il faut par ailleurs mettre cette évolution en parallèle avec la crise du disque. Le rapporteur pour avis tient à souligner le fait que cette dernière est aussi due à des stratégies économiques choisies. Si le marché du disque s'est effondré de 50 % en quelques années, il faut rappeler que le disque représente encore 70 % des ventes de musique, ce qui n'est pas rien. De plus, le disque-objet, parce qu'il a une autre fonction, ne doit pas mourir.

Quoi qu'il en soit, une telle crise rend les producteurs particulièrement frileux lorsqu'il s'agit de « signer » des artistes inconnus du grand public. La plupart du temps, ces derniers sont amenés à se constituer une visibilité tout seuls. Selon l'expression du président du Fonds pour la création musicale (FCM), Laurent Rossi, les entreprises de production phonographique jouent donc moins le rôle de « pépinières » que d'« accélérateurs de particules » vis-à-vis d'artistes qui ont déjà un vivier de fans constitué.

Les mutations de l'écosystème musical ont des conséquences concrètes sur les débuts de carrière : plus isolés, les artistes émergents doivent souvent s'autoproduire, mais aussi se construire une image, gérer leur communication, acquérir des connaissances juridiques précises. Autant d'éléments qui les empêchent de se concentrer sur leur art et qu'une stratégie de soutien aux artistes émergents doit prendre en compte pour être véritablement efficace.

Un autre point essentiel est l'éducation artistique et musicale. Sans une politique volontariste en la matière, notre vivier d'artistes d'expression française a toutes les chances, à terme, de s'appauvrir. Certains pays ont fait de la pratique du chant ou d'un instrument de musique un pivot de leur système scolaire, et c'est tout le système éducatif qui en sort grandi : c'est le cas de la Finlande, étudié dans l'avis, mais aussi de la Suède ou de l'Allemagne.

Si plusieurs mesures ont été prises en faveur de l'éducation musicale en France, nous devons faire bien davantage pour atteindre les objectifs de la Charte présentée en juillet dernier par la ministre de la Culture et de la Communication, Mme Audrey Azoulay. On pourrait notamment développer des opérations telles que l'« Orchestre à l'école » et la « Fabrique à Chansons », afin que chaque enfant, à la fin de son parcours scolaire, ait fait l'expérience d'un processus de création musicale. Une autre suggestion serait de donner les moyens à chacun des 7 100 collèges de France de développer un auditorium et un parc instrumental.

Si la musique doit être enseignée dès l'école pour donner envie aux créateurs de demain de faire de la musique, ces derniers ne pourront pourtant pas émerger durablement sans des dispositifs d'aide au développement efficaces et mis en cohérence. Il existe actuellement tout un ensemble de structures, allant du Fonds d'action et initiative rock (Fair) au Studio des variétés, en passant par le Centre d'information et de ressources pour les musiques actuelles (Irma) ou encore l'incontournable Fonds pour la création musicale (FCM), qui ont pour mission de répondre à cet objectif.

Dans cet écosystème, les éditeurs de musique, dont le métier est mal connu et qui sont souvent confondus avec les éditeurs littéraires, occupent une place primordiale, mais trop souvent sous-estimée. En effet, l'éditeur prête des avances sur ses fonds propres à un artiste, il lui trouve des interprètes, des musiciens et, enfin, un label, une fois son projet abouti. Il n'attend pas, pour investir, que l'artiste soit « mûr » pour générer des revenus, comme c'est le cas du producteur, mais est présent, au contraire, en amont, alors que le créateur est encore largement méconnu. Une juste mesure serait de rendre éligibles les éditeurs au crédit d'impôt phonographique, qui bénéficie déjà aux autres catégories de métiers, comme les producteurs de disques.

Si ces structures sont si efficaces, c'est parce qu'elles mettent en relation des acteurs de la filière musicale encore trop souvent dispersés. Le projet de Centre national de la musique, qui devait créer des synergies en rassemblant le soutien à la musique enregistrée et au spectacle vivant dans un établissement public couvrant l'ensemble de la filière, aurait permis de regrouper une grande partie de ces dispositifs, qui ont le mérite d'exister et de bien fonctionner, mais qui restent inconnus d'une partie des artistes. Cette mission semble être désormais celle du Centre national de la chanson, des variétés et du jazz (CNV), qui devra néanmoins bénéficier de moyens humains et financiers suffisants pour devenir une véritable « maison commune » de la musique française.

Enfin, un aspect incontournable de l'émergence réside dans l'exposition ; ainsi, les scènes de musiques actuelles (SMAC), ainsi que les médias radio et télévision, sont indispensables pour assurer une bonne visibilité de l'artiste et lui permettre de percer. Il est difficile, aujourd'hui, pour les SMAC, d'assurer ce rôle, tant leurs moyens sont réduits par rapport aux autres scènes conventionnées. Il convient de remédier à cela en augmentant le montant de leurs subventions publiques.

Pour finir, l'audiovisuel public doit également être davantage mis à contribution, avec des objectifs de production et de diffusion de nouvelles chansons francophones à des heures décentes. C'est particulièrement le cas pour France Télévisions, où il manque aujourd'hui une émission intégralement consacrée à la musique, permettant de montrer des artistes émergents francophones, ainsi que des spectacles en direct. Radio France, souvent considéré comme le champion de la diversité, n'est pas non plus exemplaire : en effet, la diffusion d'oeuvres musicales francophones est en recul quasiment sur l'ensemble de ses stations.

Ce travail a permis d'aborder un grand nombre de questions liées aux problématiques de la création et de l'émergence, qui ne laissent pas de doute sur la nécessité d'une approche globale de l'écosystème musical en la matière. Chaque maillon de la chaîne doit être examiné jusqu'à l'export, dont les problématiques sont abordées dans l'avis. C'est pourquoi la solution passe nécessairement par une stratégie publique ambitieuse allant du développement de la formation musicale dès l'école à l'octroi de moyens supplémentaires pour la filière de production, en passant par l'amélioration de l'exposition des nouveaux talents dans les médias publics. Vingt propositions sont ainsi formulées dans ce but. Ce procédé n'étant pas habituel dans le cadre d'un avis budgétaire, je vais les citer.

Proposition n° 1 : procéder à la gestion collective des droits issus de l'exploitation de la musique en ligne afin de remédier à la paupérisation et à l'isolement des artistes-interprètes.

Proposition n° 2 : veiller à la modification de la directive-cadre européenne sur le commerce électronique afin de mettre fin au laisser-faire fiscal dont bénéficient les géants du net.

Proposition n° 3 : développer les opérations « Orchestre à l'école » et « Fabrique à chansons » afin que chaque enfant, à la fin de son parcours scolaire, ait pu faire l'expérience d'un processus de création musicale.

Proposition n° 4 : donner les moyens aux 7 100 collèges français de développer un auditorium et un parc instrumental par établissement.

Proposition n° 5 : créer une option au baccalauréat, estampillée « musiques actuelles », où la chanson d'expression française serait mise à l'honneur.

Proposition n° 6 : faire de l'éducation musicale une matière à part entière, en développant la formation initiale et continue des enseignants et en favorisant le contact avec les musiciens intervenants.

Proposition n° 7 : accroître le soutien financier de l'État et des collectivités territoriales aux conservatoires et écoles de musique dans le but de favoriser leur accès.

Proposition n° 8 : doubler les subventions du Fair pour développer un dispositif qui a fait ses preuves dans le développement des artistes émergents et qui mérite d'être étendu à un plus grand nombre d'entre eux.

Proposition n° 9 : veiller à ce que le CNV, parmi ses autres missions, accompagne les artistes émergents d'expression francophone.

Proposition n° 10 : pour cela, supprimer le plafond de 30 millions d'euros à la taxe sur les spectacles, afin que le CNV dispose de davantage de ressources.

Proposition n° 11 : s'assurer de la rétroactivité du crédit d'impôt pour les entreprises de spectacles vivants musicaux, indispensable pour le secteur.

Proposition n° 12 : conditionner le bénéfice de ce crédit d'impôt au respect d'un critère de francophonie, comme c'est le cas pour le crédit d'impôt phonographique.

Proposition n° 13 : rendre le métier d'éditeur éligible au crédit d'impôt phonographique.

Proposition n° 14 : créer sur internet un portail public qui permettrait de présenter l'ensemble des artistes créateurs émergents d'expression française.

Proposition n° 15 : relever le plancher des subventions reçues par les SMAC de 75 000 à 150 000 euros, afin de les aider à accomplir leurs missions de service public.

Proposition n° 16 : préciser, dans le cahier des charges des SMAC, la nécessité de mieux accompagner les artistes émergents d'expression française.

Proposition n° 17 : imposer des objectifs de production et de diffusion de nouvelles chansons francophones à des heures d'écoute décentes sur les antennes de Radio France et surtout de France Télévisions.

Proposition n° 18 : augmenter le budget du Bureau export de la musique, afin de lui donner les moyens d'exploiter pleinement le potentiel économique de la filière musicale à l'international.

Proposition n° 19 : renforcer la coordination et la complémentarité entre les différents guichets d'aide à l'exportation et resserrer les liens entre le ministère des Affaires Étrangères et le Bureau export.

Proposition n° 20 : créer une antenne du Bureau export en Afrique afin d'exploiter le potentiel de la francophonie.

Voici, mes chers collègues, ce que j'avais à dire au nom et à la place de notre collègue Hervé Féron.

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